Phonorama, le site dédié aux phonographes à cylindres

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Observations sur un phonographe portant la marque A.D.

Une photographie de ce phonographe, acquis lors de le vente de la collection du regretté Daniel Marty, figure dans son Histoire illustrée du phonographe.
La légende mentionne un appareil français dont le  principe est identique à celui du tinfoil d’Edison.

Des questions ne manquent pas de se poser au sujet de ce phonographe déroutant par certains aspects. Ces interrogations portent principalement  sur le support de l'enregistrement utilisé, son créateur et sa date de construction. Mon parti pris est de livrer ici mes observations visant à éclairer une discussion sur cet appareil qui se différencie d'un tinfoil classique ou d'un phonographe à cylindres de cire commun. Elles ne conduisent pas nécessairement à des réponses définitives, mais à des hypothèses appelant à être confirmées ou amendées à la lumière de données supplémentaires à découvrir. Dans ce sens, les contributions des lecteurs que le sujet intéresse seront bienvenues.

Un peu d’histoire

Durant le premier trimestre 1878, le laboratoire de Thomas Edison a tenté de perfectionner son tout nouveau phonographe en améliorant la qualité de l’enregistrement et en remédiant aux difficultés d’utilisation relevées lors des premières démonstrations. Ses expérimentations visaient à le doter d’un moteur d’horlogerie, à poids ou à ressort, et à remplacer la feuille d’étain, médiocre support sonore et d'un maniement délicat. L'enregistrement réalisé sur ce métal malléable se révélait en effet fragile et difficile à déplacer sur un autre phonographe.

Aussi bien dans ses notes de laboratoire que dans ses brevets, Thomas Edison a décrit l’emploi de nouveaux matériaux comme support de l’enregistrement 1. Il imagina d’abord de substituer à la feuille d’étain un papier revêtu de paraffine, mais à l'usage, ce produit encrassait la pointe. Faute de résultats convaincants, ces essais sont restés au stade de laboratoire, toutefois d'autres inventeurs ont tenté d'en tirer parti. Il a en effet été observé que de rares tinfoils présentaient la particularité de posséder un mandrin dépourvu de la rainure habituelle en spirale 2.  Sur ces modèles, la feuille d’étain était, soit enduite de cire ou de paraffine, soit collée sur du papier revêtu de l'un de ces matériaux, à l’image des supports envisagés par Thomas Edison en 1878.
Accaparé par ses travaux sur la lumière électrique, l'inventeur américain se détourna progressivement de sa découverte, laissant le champ libre à d'autres pour prolonger ses expérimentations. Les plus éminents furent Alexander Graham Bell, Chichester Bell et Charles Sumner Tainter, associés dans un projet de recherches sur l’enregistrement sonore 3. Il faudra attendre 1887, pour qu’au terme de six ans de travaux, soit lancée la production de leur Graphophone utilisant des tubes en papier ou en carton recouverts de cire.

Tinfoil ou phonographe à cylindres ?

C’est la question primordiale qui se pose naturellement face à ce phonographe portant la marque déposée A.D.  Avec ses trois vis, son diaphragme semblable à celui des premiers tinfoils français laisse supposer qu’il s’agit d’un appareil à feuille d’étain. Toutefois, sur ce dernier, c’est d'ordinaire le mandrin qui se déplace sous la pointe, alors que ce n’est pas le cas ici : un mouvement d’horlogerie couplé à une vis mère assure le déplacement latéral du diaphragme porté par un chariot, comme sur un phonographe à cylindres.

Deux modes d'enregistrement : l'indentation
de la feuille d'étain et l'incision de la cire

Pour répondre à la question posée, il  convient de rappeler la différence majeure entre les deux types de phonographes. La distinction tient avant tout au mode d’action de la pointe lors de l’enregistrement : l’indentation ou l’incision du support.
Sur un tinfoil, sous l’action des vibrations du diaphragme et d'une pointe ''mousse'' ni aigüe, ni tranchante, la feuille d'étain est déformée par indentation, c’est à dire par gaufrage du métal. Par la suite, c'est la même pointe qui permet de reproduire l'enregistrement.
Dans le cas du phonographe à cylindres, tel que le Graphophone de Bell et Tainter, un sillon est tracé dans

la cire, incisée sous l'action d'un burin découpant un copeau en profondeur. Il en résulte la nécessité de disposer de deux diaphragmes distincts, un pour l’enregistrement, un second pour la lecture.

De prime abord, l'examen de l'appareil fait ressortir des caractéristiques propres aux phonographes à feuille d'étain, notamment son diaphragme de grand diamètre constitué par une plaque vibrante et une pointe fixée en son centre.
Une observation plus précise révèle que la pointe est arrondie, donc non tranchante, et fichée au bout d’une tige en caoutchouc, couverte à ses extrémités par une fine gaine en laiton 4.  La pointe traverse la partie libre d'une lame de ressort dans laquelle un trou a été percé. Cette lame, solidaire du corps du diaphragme, est similaire à celle de la plupart des tinfoils. La pointe bénéficie ainsi de l’élasticité requise pour son déplacement vertical, alors que son mouvement latéral se trouve limité. Cette structure rappelle celle du diaphragme spécifique du tinfoil à poids créé par Auguste Stroh pour la London Stereoscopic Company en mars 1878 5 .

Deux diaphragmes similaires :
celui du tinfoil à poids d'Auguste Stroh
et celui du phonographe A.D.

Malgré des analogies avec le diaphragme d'un tinfoil, celui du phonographe A.D. présente les caractéristiques d'un reproducteur. Conçu pour réagir aux mouvement verticaux de la pointe arrondie entrainée dans un sillon gravé en profondeur, il s'apparente davantage à un reproducteur de type Graphophone qu'à un diaphragme de  tinfoil.

Le manchon en laiton constituant
le support de l'enregistrement

Le phonographe possède un mandrin lisse sur lequel vient s'emboîter un tube en laiton parfaitement cylindrique 6. L'assemblage stable de ces deux pièces est assuré par un ergot et une encoche qui s'insèrent l'un dans l'autre. Ce manchon, dépourvu de rainure en spirale, est à l'évidence destiné à recevoir une matière utilisée comme support de l’enregistrement, probablement de la cire ou de la paraffine
Cette construction associant  un mandrin et un tube rappelle celle de l'Excelsior Phonograph allemand de 1892, dont un exemplaire conservé, à l'Istituto Tecnico de Florence, est décrit au bas de cette page. Rappelons que ce phonographe présente la particularité de disposer d'un manchon en laiton de forme cylindrique, couvert d'une couche de cire sur laquelle des sillons ont été enregistrés.

Un phonographe singulier

Les observations précédentes nous conduisent à écarter la possibilité d'un phonographe à feuille d'étain et à considérer que l’appareil, à l'image de l'Excelsior Phonograph, permettait d'écouter un phonogramme. Ce dernier pouvait être constitué par le manchon en laiton dont la surface était enduite d'une couche de cire avant d'être enregistré sur un autre instrument. Nous pouvons aussi envisager qu'un tube en papier enduit de cire était collé sur le manchon 7. Ces deux hypothèses très voisines ont étayées par la présence de très fines rayures parallèles relevées sur le laiton. Leur observation au microscope montre qu'il ne s'agit pas de sillons enregistrés, mais de stries irrégulières laissées par la pointe quand elle déchirait la feuille de papier. L'accroc pouvait survenir lorsque  la couche de cire devenait trop mince, ou lorsque le reproducteur était mal positionné.
Nous présumons que le constructeur de ce phonographe a été influencé par les travaux de Charles Sumner Tainter dont les brevets déposés en 1887 révélaient l'emploi de cylindres en papier recouverts d'une matière cireuse. L'ingénieur américain préconisait d'utiliser, soit de l'ozocérite, une cire minérale fossile, soit un mélange de cire d'abeille et de cire végétale secrétée par les feuilles du carnauba, un palmier poussant au Brésil.
Le phonographe a vraisemblablement été construit peu après 1887, date de la mise sur le marché du premier Graphophone. Avec son mouvement d'horlogerie et son support de l'enregistrement amovible, il n'a pas d'équivalent dans la production phonographique d'une période transitoire durant laquelle l'invention, quelque peu délaissée par Edison, suscitait un nouvel l'intérêt avec les inventions de Bell et Tainter.

Alphonse Darras

Seule la mention « A.D. Déposé » frappée sur le diaphragme fournit un indice pour nous conduire à l'identification du créateur de ce phonographe. Il y a tout lieu de croire qu'i doit être attribué à l’Ingénieur-constructeur Alphonse Darras, dont les instruments construits dans ses ateliers portaient aussi un cachet à ses initiales.
A l’âge de 34 ans, après une carrière militaire terminée au grade de sous-lieutenant du génie, il avait repris en 1894 le fond de la veuve d’Eugène Deschiens au 123 boulevard St Michel à Paris. Les ateliers de mécanique de précision de cette maison bénéficiaient d’une forte réputation pour leurs appareils de télégraphie et d'horlogerie électriques. On se souvient qu'en 1895 c’est à lui que Michel Werner confia la construction du phonographe simplifié, l’un des premiers appareils à cylindres français.
On doit aussi à Alphonse Darras plusieurs brevets, dont l'un, déposé en 1896,  relatif à une caméra réversible nommée le Cinémographe. Ses travaux furent récompensés par trois médailles d'or à l'Exposition Universelle de Paris en 1900. En 1915, il rachetait le fond de commerce de la veuve Louis Payen et poursuivait la fabrication de l’Arithmomètre, la machine à calculer inventée par Thomas de Colmar en 1820.

Alphonse Darras
Ingénieur-constructeur

Les divers cachets au monogramme AD figurant sur plusieurs appareils construits par Alphonse Darras, notamment sur le compteur Vélocimètre ou sur l'Arithmomètre, accréditent la possibilité de lui attribuer ce phonographe. On peut aussi noter, comme le révèle l'en-tête de facture ci-dessus, qu'il apposait au-dessus de son nom les initiales A.D. caractérisant sa marque de fabrique.

Notes

1

A propos des expérimentations de Thomas Edison en 1878, on pourra consulter :

 
  • le  brevet américain n° 200.521 du 19 février 1878 mentionnant un papier enduit de paraffine ou d'un matériau similaire, sur la surface duquel on applique une feuille de métal destinée à recevoir l'empreinte laissée par la pointe
  • sa note préparatoire du 24 avril 1878, établie en vue de l’obtention du brevet anglais  n° 1.664 du 22 octobre 1878 rappelant que la feuille d'étain est utilisée sur une surface rainurée et que dans d’autres cas, une feuille mince de métal est placée sur un morceau de papier dont la surface est recouverte de paraffine ou d'un matériau similaire
  • le brevet français n° 124 974, déposé le 7 juin 1878 "Perfectionnements dans les moyens pour enregistrer les sons ainsi que dans la reproduction des dits sons enregistrés" précise ces matériaux :
    "La matière sur laquelle l'inscription est faite peut être un métal, tel que l'étain, le fer, le cuivre, le plomb, le zinc, le cadmium, ou un alliage composé de métaux divers. Le papier (ou autre matière) peut être employé revêtu d'une couche de paraffine ou autre hydrocarbure, de cire, de gomme ou de laque, et la feuille ainsi préparée peut elle-même être inscrite, ou bien la matière — le papier, par exemple — peut être passée dans un bain de paraffine chauffée, puis entre deux raclettes. Une feuille métallique mince est alors placée sur cette matière, et la feuille est ensuite soumise à des laminoirs qui lui donnent une belle surface unie.
    Dès lors, les dépressions peuvent être pratiquées dans la feuille métallique, la cire, la paraffine, ou toute autre matière similaire : la pointe traçante ne s'engorgera pas en raison de la présence de la feuille métallique."
  • On note aussi dans  The Paris Universal Exhibition album 1889 publié en anglais et en français sous le patronage de l'American Commission par W. Stiassny et E. Rasetti, [1889] : «  Tout à fait dans ses premiers essais, il employait la stéarine ou des combinaisons de cires, et si quelqu’un était tenté de consulter les brevets que l’inventeur a pris en Angleterre il verrait que M. Edison a employé ces produits dès le début et s’est servi également du papier buvard couvert de cire, sur laquelle était placée la feuille d’étain; la cire servait de coussinet  ».

2

Un tinfoil de Fondain présentant cette particularité figure dans une collection française.  Par ailleurs, dans le livre de René Rondeau Tinfoil Phonographs (2001), page 102, nous relevons, à propos d’un tinfoil à mandrin lisse: 
«  .. the mandrel has no grooves for the stylus to track and indent the foil.  It is know, however, that Edison experimented with smooth mandrels, and there have been other references to mandrels backed with soft  material such as felt to create a resilient barrier between the foil and the mandrel. Exactly how this machine operated is not certain, but the overall design clearly indicates that it was meant to be used with tinfoil  ».

3

A.G. Bell reçut en 1880 le Prix Volta d’un montant de cinquante mille Francs or, décerné par l’Académie des Sciences de Paris, pour récompenser son invention du téléphone. Ce capital lui permit de fonder la Volta Laboratory Association qui accueillit ses associés en vue de poursuivre les expérimentations d’Edison.

4

Les éléments constitutifs de la pointe sont mis en évidence sur ce schéma

5

En France, ce tinfoil a été décrit pour la première fois dans la Revue Universelle du 3 avril 1878. En Grande Bretagne, il a fait l'objet d'un article dans The Illustrated London News du 3 Août 1878.

6

Les dimensions et les caractéristiques suivantes relevées sur le phonographe amènent à une durée de l'enregistrement estimée à 1 minute 1/2

  • Tube en laiton: longueur 80 mm, diamètre intérieur 47,5 mm
  • Pas de la vis mère : 50 TPI
  • Vitesse de rotation du mandrin : 100 RPM environ

7

La technique était connue; il suffisait de dissoudre la cire dans de la benzine, qui laissait sur le métal ou sur le papier une couche homogène après s'être évaporée.